Le design solarpunk de Skynesis : entretien avec Albert Carreres
Né de la collaboration entre l’APEC, le studio IKOI et MAKMA, Skynesis – La Traversée des Archipels est un serious game narratif qui invite le joueur à explorer un monde au design solarpunk, suspendu entre ciel et mer. MAKMA y a apporté son savoir-faire en création graphique et direction artistique, en donnant vie à un univers visuel riche, cohérent et profondément humain.
Pour concevoir cet univers, le studio s’est entouré de plusieurs artistes, dont Albert Carreres, dessinateur espagnol reconnu pour son trait expressif et son sens du rythme visuel.
Dans cet entretien, il revient sur le processus créatif derrière la conception des archipels, des personnages et du style graphique singulier de Skynesis, où le design solarpunk devient le langage visuel d’une aventure tournée vers l’avenir.
Découvrir le design solarpunk en dessinant
Comment as-tu imaginé l’esthétique des archipels et des personnages pour refléter l’univers solarpunk ?
Albert Carreres : Dans ce projet, il s’est passé quelque chose de curieux : j’ai découvert pour la première fois le concept de solarpunk. Je ne savais pas qu’il existait autant d’esthétiques se terminant par « -punk » en dehors du cyberpunk et du steampunk.
Les seules références que j’avais au départ étaient quelques documents et images en PDF que m’avait envoyés Christophe Moulinier, créés pour la plupart avec de l’intelligence artificielle. À partir de ces références et d’un peu d’imagination, sont nés les trois (ou quatre) archipels.
L’idée principale était que tout devait fonctionner avec des énergies propres et renouvelables. À partir de là, chaque archipel a trouvé une esthétique propre :
– le premier, clairement inspiré de la Polynésie et très marqué par le style solarpunk ;
– le deuxième, inspiré d’une Nouvelle-Orléans steampunk ;
– le troisième, un cyberpunk futuriste plus épuré ;
– et un quatrième, totalement futuriste.
Ce sont ces lignes directrices qui ont servi de base pour créer les environnements.

Pour les personnages principaux, les différents « Nae« , Christophe m’a envoyé des images réalisées par IA ainsi qu’un texte décrivant chacun d’eux. Mon problème, c’est qu’avec ces références, je me sentais un peu prisonnier, sans liberté, et les premiers croquis étaient plutôt ratés. Heureusement, Christophe s’en est rendu compte et m’a dit de laisser libre cours à mon imagination sans tenir compte des images IA, tout en respectant les descriptions écrites. Et à partir de ce moment, tout s’est mis à couler de source, de manière très fluide et créative.
Les différents Nae ont alors pris forme, chacun avec des éléments visuels qui les distinguent : le surfeur, l’exploratrice, le cyberpunk, la kawaii, etc.
Il y a eu des moments amusants pendant le développement, comme lorsque j’ai dû concevoir trois versions possibles de Silver, l’animal compagnon du joueur. Finalement, c’est la forme de petit singe titi qui a été choisie, parce que toute l’équipe en était tombée amoureuse. Les deux autres designs ont été réutilisés pour d’autres personnages, comme la loutre, devenue un vendeur ambulant. Ce personnage a tellement plu à Christophe qu’il lui a donné le nom de famille Llúdriga, qui veut dire « loutre » en catalan, ma langue maternelle.

Pour les membres de l’équipage, si je me souviens bien, je n’avais qu’une courte description pour chacun. Sans influence extérieure, j’ai pu les concevoir librement, avec aisance.
Pour les Gouverneurs, là aussi, je n’avais qu’une brève description, sans images de référence issues de l’IA. Cela m’a permis de créer sans contrainte. J’aime particulièrement les trois Gouverneurs des Brumes Éternelles : leur apparence et leurs expressions me plaisent énormément.

Enfin, pour les habitants des archipels, j’ai eu une totale liberté. Dans le premier archipel, on me demandait sept personnages « ordinaires » plus cinq « spéciaux ». J’envoyais pour chacun une petite description improvisée, puis on échangeait sur ce qui pouvait être amélioré. Une fois les idées validées, je passais au croquis et je donnais vie à ces concepts, souvent un peu fous. Le fait de pouvoir créer des animaux anthropomorphes m’a beaucoup plu ; c’était très Dr. Slump, du maître Toriyama, que j’admire.
Pour le deuxième archipel, j’ai procédé de la même manière, mais en y ajoutant une touche inspirée de la Nouvelle-Orléans, berceau du jazz et du blues. Le résultat est très musical.
Et pour le troisième, le scénario précisait que les habitants étaient différenciés par des couleurs selon leur profession. Je m’en suis servi pour dessiner les neuf PNJ, chacun identifié par une couleur selon son rôle dans la ville. Dans cet archipel, l’influence de Futurama se ressent beaucoup plus, notamment dans la conception des robots et des machines.
Petite anecdote : les noms des PNJ ont été choisis après leur conception graphique, une fois leur apparence définie. C’est sans doute pour cela que certains ont des noms très amusants.
Je dois dire que, de manière générale, j’ai la chance de visualiser rapidement mes personnages ; du coup, la plupart de mes dessins étaient réussis du premier coup, sans beaucoup de retouches. J’ai donc pu travailler sans véritable contretemps.
Le design solarpunk, entre inspiration et imagination
Quelles références graphiques t’ont inspiré dans ce projet ?
Albert Carreres : Comme je l’ai mentionné plus haut, les références étaient très variées. Pour la création des Nae, chaque personnage a ses propres influences selon sa spécialité.
Et comme je l’ai aussi dit, j’aime avoir une certaine liberté en dehors des personnages principaux : tout devient plus fou, tout en gardant une cohérence de style. Dans cette approche, Dr. Slump reste ma référence principale.
J’aime beaucoup la musicalité qui se dégage des personnages des Brumes Éternelles. Et dans Nova Metropolis, j’ai pu m’amuser avec toutes sortes d’hologrammes et d’écrans, comme dans Blade Runner ou Le Cinquième Élément. Mais, dès qu’il s’agit d’un univers futuriste, j’ai toujours Futurama en tête : j’adore sa simplicité mêlée à une grande créativité.
Je dois préciser que, lors de la présentation du projet, nous avons réutilisé certains designs issus d’un projet personnel sur les pirates, auquel je n’ai pas encore trouvé de débouché commercial. Le design de Silver vient directement de ce projet. Grâce à cela, j’avais déjà fait la moitié du chemin ! 😊

Dessiner pour un jeu mobile, qu’est-ce que ça change ?
Comment as-tu trouvé l’équilibre entre un style immersif et l’accessibilité pour des publics pas forcément joueurs ?
Albert Carreres : Je n’ai pas modifié mon style de dessin pour ce projet, comme je le fais parfois. Je pense que cela fait longtemps que le public reconnaît et accepte facilement l’esthétique manga et anime.
J’ai simplement opté pour un trait clair, afin que les couleurs puissent briller, puisque le jeu est destiné à être vu sur les écrans de smartphone, et non sur papier.
Je tiens à remercier les trois coloristes pour leur excellent travail, Laurie Chesnais, Audrey Loupadière, et tout particulièrement Elsa Chanal, avec qui j’ai déjà collaboré sur d’autres projets : j’adore le rendu final de son travail sur mes dessins.

Quels défis techniques as-tu rencontrés (univers foisonnant, contraintes de gameplay, lisibilité…) ?
Albert Carreres : Le principal défi technique, c’était que toutes les illustrations devaient être verticales, et cela change beaucoup la manière de composer un dessin. J’ai essayé que tous les décors soient pensés depuis le point de vue du joueur, avec des chemins qui viennent ou qui partent, pour donner la sensation que le joueur est à l’intérieur du monde et qu’il a toujours un endroit vers lequel aller.
J’ai aussi prêté attention à l’épaisseur des lignes, pour éviter les problèmes de lisibilité.
En dehors de cela, il n’y a eu qu’à dessiner. Même si le projet semble complexe, pour moi il ne l’a pas été. Je crois que les scénaristes ont eu bien plus de travail que moi ! Créer une « aventure graphique » me semble toujours un défi d’écriture plus que de dessin.
Design solarpunk : les chouchous d’Albert
Y a-t-il un décor ou un personnage que tu as particulièrement aimé dessiner ?
Albert Carreres : Le décor que j’ai préféré, c’est celui où l’on voit un robot à moitié enterré. C’est la première illustration que j’ai réalisée pour les Brumes Éternelles, et elle m’a permis de définir l’esthétique de cet archipel, sur lequel j’avais des doutes. Ce dessin m’a débloqué.
Et j’aime le fait qu’il suscite des questions : que fait ce robot ici ? Que s’est-il passé avant dans ce ruisseau ?

Côté personnages, j’en aime beaucoup pour la liberté que j’ai eue :
- le requin à l’air un peu idiot,

- le garçon en pyjama de requin avec une poche façon Doraemon,

- la fille au chapeau de paille 😉,

- le DJ nostalgique au style steampunk,

- le Gouverneur des Brumes Éternelles,
- et bien sûr la loutre et Silver.
Parmi les Nae, ma préférée est la Fashionista. Pas pour une raison particulière, mais parce que c’est le premier personnage que j’ai pu concevoir après ma « crise créative » liée à l’influence de l’IA. Et je trouve que son design est vraiment frais.

Si tu devais choisir une seule image de Skynesis pour résumer tout le projet, laquelle serait-ce ?
Albert Carreres : Le kakemono que j’ai dessiné pour la promotion résume très bien l’ensemble du projet, car il contient tout.

Mais, à l’origine, l’image qui a vraiment marqué le début du travail, c’est le grand dessin panoramique vertical des quatre archipels. Cette illustration, réalisée juste avant la première livraison globale (celle où nous devions présenter la première démo) a défini l’aspect visuel de tous les archipels avant même que nous travaillions en détail sur chacun d’eux.

Pour MAKMA, le travail d’Albert Carreres sur Skynesis illustre la capacité du studio à adapter des univers narratifs complexes en expériences visuelles cohérentes, même dans un cadre aussi hybride que le serious game.
Entre innovation graphique, direction artistique exigeante et maîtrise des codes du manga, ce projet a permis de concilier narration, esthétique et accessibilité – tout en explorant la richesse du design solarpunk.