Écrire un serious game : entretien avec les scénaristes de Skynesis

Écrire un serious game est un exercice d’équilibriste : il faut créer une histoire immersive, cohérente et accessible, tout en intégrant des thématiques profondes et parfois complexes. Pour Skynesis – La Traversée des Archipels, développé pour l’APEC en partenariat avec le Studio IKOI, le studio MAKMA a assuré toute la conception narrative.
Les scénaristes Lucile Guyot et Ben Basso reviennent ici sur leur expérience, leurs inspirations et les défis rencontrés pour donner vie à cet univers solarpunk, poétique et engagé.
Trouver l’inspiration pour un univers original
Quelles ont été vos principales sources d’inspiration pour écrire ce voyage initiatique ?
Ben Basso : Difficile de répondre avec précision. Quand on nous a proposé les thèmes principaux du jeu (un futur post-apocalyptique et l’univers des pirates) avec Lucile et Christophe, nous avons fouillé nos bagages littéraires et nos références personnelles. Nous avons beaucoup échangé, et petit à petit, de simples idées sont devenues des mondes à part entière. On n’a jamais vraiment cité d’œuvres précises, mais il est évident que nous avons été nourris par tout ce qui nous a marqué au fil des années. Me concernant, je pense immédiatement à Star Wars, Gunnm, L’Île au trésor, un peu de Moebius et forcément One Piece.
Lucile Guyot : Il y en a eu beaucoup ! On a beaucoup puisé dans les univers post-apocalyptiques et solarpunk qu’on a essayé de mixer avec des histoires de pirates. One Piece est évidemment beaucoup revenu au début. Chaque archipel a également ses propres inspirations. On était sur des inspirations très roots pour le premier, un peu plus baba cools, puis un univers un peu drag queen/steampunk/Nouvelle Orléans pour le deuxième et futuriste/limite dystopique pour le dernier.
Écrire un serious game : les défis du scénario interactif
Quels défis avez-vous rencontrés pour écrire une histoire interactive qui doit à la fois guider et laisser de la liberté au joueur ?
Ben Basso : C’était la première fois que nous écrivions pour un jeu vidéo. Nous avons dû apprendre à composer avec toutes les contraintes techniques, parfois tellement nombreuses que le chemin narratif se rétrécit beaucoup. Là encore, c’est le travail en équipe qui nous a permis d’avancer et d’apprendre énormément.
Lucile Guyot : Le plus difficile a été la création des dialogues pour les gouverneurs. Chaque question devait donner lieu à plusieurs types de réponses qui devaient quand même toutes aller dans le même sens. Ça a été un vrai casse-tête !
Qu’a changé pour vous, en tant que scénaristes, l’expérience de travailler sur un serious game plutôt que sur un récit linéaire classique ?
Ben Basso : Beaucoup de choses. Avant tout, apprendre à vraiment travailler en équipe : écouter les idées des autres, accueillir leurs retours, savoir déceler une pépite cachée dans une proposition plus large. Parfois, ce qui semble un détail pour l’un devient un vrai trésor pour le projet.
Lucile Guyot : Ne pas travailler de façon linéaire permet d’avoir une vraie vue d’ensemble sur l’univers, ça m’a davantage donné l’impression d’ajouter une touche ici, une touche là… L’image générale se forme de façon complètement différente. Ce n’est vraiment qu’une fois qu’on a eu une première version du jeu qu’on a pu se rendre compte de ce qu’on avait créé. Quand on travaille sur un récit linéaire, on s’en rend compte petit à petit.
Au cœur de Skynesis
Y a-t-il un passage narratif ou une épreuve que vous avez particulièrement aimé concevoir ?
Lucile Guyot : Tout le lore de façon générale était très satisfaisant à créer ! On a passé beaucoup de temps avec Ben et Christophe à imaginer plein de détails sur l’univers, la chronologie, la géographie, le fonctionnement social, etc. Les répliques de Silver et les noms des personnages étaient aussi très drôles à imaginer (Jean-Pasquale le requin reste un de mes préférés !).
Ben Basso : Pour ma part, ce que j’ai préféré, c’est la création des personnages. Ils étaient nombreux, chacun avec un rôle précis. Nous avons pris beaucoup de plaisir à leur inventer un caractère, une personnalité, une vie entière, même si le joueur n’en percevra qu’une petite partie. Ça les rendait bien plus que de simples figurants.

Y a-t-il une scène ou un dialogue qui, selon vous, incarne parfaitement l’esprit de Skynesis ?
Lucile Guyot : C’est pas forcément une scène ou un dialogue, mais je dirais que l’évolution de la relation entre Nae et Silver représente bien l’esprit de Skynesis. En tant que représentation du saboteur interne, Silver s’apaise à mesure que Nae s’ouvre au monde et aux autres façons de vivre des autres archipels. À la fin, on a un vrai duo soudé !
Ben Basso : Je dirais la scène d’introduction. Elle résume bien l’esprit du jeu : un questionnement intime sur notre avenir qui se transforme en grande aventure, et qui nous pousse à évoluer vers des objectifs insoupçonnés au départ.

Comment avez-vous réussi à rendre accessibles et ludiques des thèmes sérieux comme le droit du travail ou les discriminations ?
Lucile Guyot : En partant avant tout de l’histoire des personnages. Même si nous n’avons pas tout mis dans le jeu, nous avons essayé de réellement créer des backgrounds pour chaque personnage rencontré au cours du jeu. De cette façon, on n’aborde pas les thèmes de façon directe. C’est la personne qui joue qui va créer les liens et comprendre le sous-texte.
Ben Basso : Grâce au travail d’équipe, aux relectures et aux critiques mutuelles. Chacun seul aurait sans doute produit quelque chose de très différent. Là, chaque décision a été discutée et débattue. Parfois c’est frustrant parce que ça ralentit le processus, mais ça apporte aussi un recul impossible à avoir en solo. On pouvait justifier chaque choix dans un univers cohérent et réfléchi. Et comme nous avions aussi des contraintes techniques, par exemple la longueur des réponses, il a fallu souvent réécrire. Mais au final, c’était indispensable.
Écrire un serious game : une aventure collective et introspective
Comment avez-vous travaillé ensemble pour donner une cohérence à l’histoire et aux métaphores ?
Lucile Guyot : Avec beaucoup de tableaux (merci Christophe !!) ! On a également tous notre propre façon de se rappeler les choses et de faire des liens. Cette diversité était très utile lors des réunions !
Ben Basso : Chacun réagissait aux propositions des autres, puis en faisait de nouvelles. Nous avons multiplié les corrections, enrichi certains passages, épuré d’autres pour ne garder que l’essentiel. Le collectif a évité les blocages et permis d’avancer en continu. Ça a été une expérience vraiment stimulante.
L’écriture de Skynesis – La Traversée des Archipels illustre parfaitement ce que signifie écrire un serious game : un travail d’équipe où la narration, le gameplay et les émotions s’entrelacent pour offrir une expérience à la fois ludique et réflexive.
Pour Lucile Guyot et Ben Basso, cette aventure a été autant un apprentissage professionnel qu’un voyage créatif. Ensemble, ils ont construit un univers vivant, cohérent et profondément humain, à l’image de Nae et Silver, duo emblématique de cette traversée des archipels suspendus.